Amour

A LA VIE A LA MORT

Un film qui fait surgir un élan vitaliste en montrant la mort jusqu’au bout ; huis-clos souffreteux, empli de douleurs, de réalisme et de métaphores, mais puissant et bouleversant de vérité pour être au final profondément beau et vibrant malgré son silence. Emmanuelle Riva foudroyante d’émotion, de talent d’interprétation de la douleur comme elle avait déjà prouvé savoir le faire avec force dans Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais. Ici dans un rôle particulièrement difficile de par la passivité et la mise à nu qu’il exige, elle excelle pourtant et prend aux tripes, à la gorge et au coeur qui bat passionnément devant un tel amour qu’on aimerait nous aussi pouvoir aider à préserver. C’est avec compassion, mais sans pitié au sens péjoratif, que nous la regarderons se battre tout au long, avec l’appui de son mari, pour conserver la dignité qui lui échappe inexorablement au fur et à mesure que son état se dégrade et assister à la douleur extrême qui en découle. C’est cette douleur-là, de la perte de soi comme individu digne et autonome, finalement davantage que celle de la maladie elle-même dont elle découle et qui ne la quittera plus et ne cessera de nous déchirer jusqu’à la fin.

Lever de rideau : une belle soirée à l’opéra pour un couple parisien du troisième âge : Anne (Emmanuelle Riva) et Georges (Jean-Louis Trintignant), c’est totalement ravis, animés, exaltés et amoureux dans leur fragilité vivace qu’ils rentrent chez eux en bus dans leur bel appartement parisien haussmannien où tout est dédié à la culture dans un petit cocon intimiste et rassurant qu’ils se sont construits par des années de vie commune.

Et déjà le signe d’un bouleversement proche : une tentative d’intrusion en leur absence, la serrure a été forcée. Ils se couchent sans autre souci après s’être rassurés mutuellement avec tendresse : « tu imagines si quelqu’un s’introduisait chez nous pendant notre sommeil, j’en mourrais de terreur. » dit Anne à son mari, ce à quoi il lui répond « pourquoi veux-tu que j’imagine une telle chose ? », ils s’endorment ensemble, unis dans leur quotidien paisible, ce sera la dernière fois.

En effet, au cœur de la nuit, le malaise s’installe, Georges se réveille et voit Anne, en position assise qui fixe le mur de son regard profond et angoissé : le lendemain matin, elle a une absence au petit déjeuner, et une inquiétude et urgence autrement plus importante et préoccupante surgit alors et bouleverse l’équilibre et le quotidien du couple. A partir de là, on ne sortira plus d’entre les murs et c’est une douloureuse lutte qui s’engage, pas tant contre la maladie que pour la dignité et aucune affliction ne nous sera épargnée ; de la part de Haneke, il fallait s’y attendre.

Lorsqu’une aide soignante odieuse lui brosse les cheveux avec brutalité et l’humilie au quotidien par des petites phrases aussi stupides que mal placées, on fulmine de rage sur notre fauteuil. Lorsque cette même aide soignante est congédiée par Georges et ose le traiter de « sale vieux bonhomme » on ne peut s’empêcher d’avoir des mots grossiers à son égard comme si nous étions nous aussi d’une certaine façon pleinement intégré dans le corps de cette vie à deux et de son quotidien brisé par un mal extérieur, brutal, innattendu et insidieux (à ce titre le film rappelle Funny games U.S). Non pas qu’ils soient un couple parfait : « tu es un monstre parfois » dit Anne à son mari, mais rajoute aussitôt « mais tu es gentil ». Ils sont liés l’un à l’autre malgré le temps qui passe, c’est tout. Leur fille, Eva (Isabelle Huppert), dont il serait trop facile de la qualifier de personnage simplement odieux et égoïste quand elle déploie au comble du désespoir de petites stratégies fictives pour échapper à la réalité de ce qui arrive à sa mère et masquer son impuissance, elle qui ne parle que finance et administration et raisonne en rationaliste invétérée devra finalement aussi déposer les armes futiles pour laisser couler les larmes.

Finalement, Amour convoque à plusieurs reprises le spectral, avec grâce et intelligence, pour souligner l’impossibilité du présent à rendre raison du sentiment amoureux depuis l’intrusion cruelle de la maladie dans le couple. Métaphorisée subtilement par la tentative de cambriolage au retour du concert de l’élève d’Anne au début du film, tout comme plus tard la possibilité de se libérer de la souffrance sera imagée par la présence d’un pigeon, qui entre et repart, après avoir été saisi amoureusement et relâché et également le signal de la mort qui arrive par un rêve effroyable de Georges.

Les yeux d’Anne, désormais incapable de trouver un soulagement dans le souvenir de la santé et de « la belle et longue vie » comme elle le dit si bien, implorent et Georges ne comprend que trop bien sa demande muette. Il devra finalement renoncer aux gestes tendres et patients mais vains contre la souffrance d’Anne pour accomplir le geste lucide, définitif et libérateur.

La force du film réside dans le fait qu’Haneke n’est pas froid et distant ici, comme on pouvait s’y attendre après Le ruban blanc, pour lequel on pouvait éventuellement lui reprocher cette attitude. Ici il accompagne davantage ses personnages dans leur difficile destin tout en montrant sans complaisance la souffrance de l’esprit et du corps et comment l’amour survit à la maladie dans cette vie ou une autre.

Laisser partir pour prouver son amour et pouvoir continuer à aimer. Bouleversant…que dire d’autre ?