C’EST PAS SORCIER
Après le succès mitigé de Tip top sorti en 2013, Serge Bozon revient avec un film non moins saugrenu qui se passe dans le milieu de l’éducation nationale : Madame Hyde, très libre adaptation du roman de Stevenson. Isabelle Huppert y campe un rôle sur mesure puisqu’il implique une double personnalité et une capacité d’évanescence. Ce qui séduit immédiatement dans ce nouveau film, c’est le propos sur l’éducation en arrière fond de l’intrigue : car la gentille Madame Géquil, entretenant son mari homme au foyer dans une petite commune de banlieue, est une enseignante impliquée et pleine de bonne volonté mais qui se voit reprocher son manque de méthode par l’inspection, par le proviseur, par ses collègues et même par ses élèves.
« LIBÉRATION : Vous abordez un sujet français toujours massif, toujours passionnel : l’école. Pourquoi ?
SERGE BOZON : Je ne me réclame pas d’une légitimité autobiographique mais il y a une vingtaine d’années, j’ai été prof de banlieue, et en situation d’échec. Ça ne s’est pas bien passé du tout. J’enseignais la philo dans un gros lycée technique. J’ai connu les problèmes de bordel en cours, le bruit, l’agressivité, la difficulté à se faire entendre, etc. C’était sans doute de ma faute. Ensuite, d’un point de vue factuel, c’est ma coscénariste, Axelle Ropert, qui a eu l’idée d’une adaptation de Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson qui se passerait de nos jours. Depuis longtemps, je voulais faire quelque chose d’assez frontal sur l’éducation et pour moi le lien s’est fait naturellement. Mme Géquil est une prof en échec total depuis de très nombreuses années, si elle avait pu changer toute seule, elle l’aurait déjà fait. Quand le film commence, pour elle, c’est déjà trop tard, il n’y a plus de changement naturel possible. Qu’est ce qu’il reste ? Un changement accidentel et donc fantastique. »
On peut ainsi voir un écho du vécu du réalisateur lorsque Malik dit à Mme Géquil que son professeur de philosophie ne peut lui enseigner le bonheur dans la mesure où lui-même ne semble pas heureux, signalant ainsi son peu de foi en la théorie.
Ainsi, on peut voir chez Bozon l’envie de faire la satire de ce qu’est devenu l’éducation nationale au vingt-et-unième millénaire et le rôle de l’enseignant qui doit effectivement souvent développer une double personnalité puisqu’il ne doit pas seulement transmettre des contenus mais créer le cadre disciplinaire permettant de transmettre ce contenu ( ce qui lui prend souvent tout son temps et court-circuite ledit contenu). Ainsi, toutes les situations qui touchent à la profession de Madame Géquil sont à la fois extrêmement drôles et tragique -d’autant plus lorsqu’on est concerné. Elles contribuent à rendre la trame fantastique plus désirable à ce qu’il présente comme un réel presque irréel de surréalisme, comme un aboutissement de l’absurde d’un univers qui est tout sauf rationnel pour peu qu’on le regarde sous un angle désabusé. Une transposition dans la fiction qui ne pourra que ravir les concernés par la mission d’enseignement. Chaque personnage du film apparaît d’ailleurs comme un personnage de fiction ; ce que fait Serge Bozon, c’est fictionnaliser le réel pour lui rendre son sens. Ainsi, ce que devient Madame Géquil la nuit n’est que le reflet de tout ce qui est contenu en elle le jour, sous l’apparence de l’ordinaire, y compris les expériences secrètes auxquelles elle se livre dans le petit mobil home emménagé à cet effet derrière l’établissement.
On qualifiera volontiers -et très pédagogiquement- ce film de « tragi-comédie » avec des touches de baroques (ce que l’on dit généralement aux élèves à propos deDom Juan) et un dénouement qui permet de fonder une morale didactique, de Stevenson pour en arriver à Tolstoï dans le dernier plan, magistral, dans lequel l’élève dépasse le maître. Lui aussi, face à la classe et exposé au rire de ses camarades lorsqu’il affirme sa passion pour la science. La dialectique rêvée par l’EN est ainsi opérée grâce à la médiation de la fiction ; dialectique du même et de l’autre, du maître et de l’esclave.